• Nous sommes conçus pour persuader

    Nous sommes tous sujets à faire des raisonnements fautifs parce que notre cerveau est conçu pour convaincre les autres de la valeur de notre point de vue—peu importe si notre raisonnement est logique ou non.

    Avez-vous déjà entretenu, à l’encontre de votre meilleur jugement, certaines croyances un peu particulière? Vous croyez vraiment que votre grand-père avait prédit le jour de sa mort? Que les rock stars meurent tous à 27 ans?

    Dans de tels cas vous êtes probablement sujet au biais de confirmation. C’est la tendance à ne percevoir sélectivement que l’information qui supporte vos préconceptions, tout en ignorant les indications contraires. Prenez, par exemple, cette légende urbaine que les rock stars meurent à 27 ans. Dès que vous entendez parler du "27 club" il est facile de vous rappeler plusieurs exemples qui la confirment - Joplin, Cobain, Winehouse - tout en oubliant les centaines d’autres qui sont morts passés 30 ans. Pensez aussi à la façon dont vous évaluez le comportement des politiciens, retenant les bons côtés de vos candidats préférés tout en ignorant les vertus de leurs adversaires.  

    Pourquoi notre cerveau a-t-il évolué de manière telle à être sujet à ce biais (ainsi qu’à plusieurs autres fort bien documentés par les psychologues)? Ces tendances non rationnelles sont difficiles à expliquer si l’on veut affirmer que l’intelligence humaine s’est développée pour résoudre des problèmes complexes où une pensée claire et logique devrait être un avantage.

    Une explication élégante nous est offerte par Hugo Mercier de l’Université de Neuchâtel en Suisse et Dan Sperber du Central European University à Budapest en Hongrie. Ils pensent que le raisonnement humain s’est développé pour nous aider à argumenter. Une habilité à argumenter de façon convaincante aurait été à l’avantage de nos ancêtres, alors qu’ils développaient des formes plus évoluées de communication.  Puisque les raisonnements les plus convaincants ne sont pas toujours ceux les plus logiques, ces apparentes faiblesses de notre cerveau pourraient résulter de ce besoin de justifier nos actions et de convaincre les autres de notre point de vue—qu’il soit juste ou non.

    L’envers de la médaille évidemment est que cela nous expose au risque de nous faire duper par les autres et nous avons donc développé aussi un scepticisme de bon aloi, ainsi que l’habilité à détecter les défauts dans le raisonnement des autres. Cette capacité à argumenter et contre-argumenter pourrait bien avoir été cruciale au succès de la race humaine—nous permettant de trouver, en groupe, des solutions extraordinaires que nous n’aurions pu imaginer seuls.

    L’évolution du langage, il y a quelques centaines de milliers d’années a changé les règles du jeu. Les bénéfices étaient clairs—en permettant l’échange d’idées, cette forme complexe de communication a favorisé l’innovation et l’invention.  Mais ce don du bagou présentait aussi des défis, en particulier celui de pouvoir discerner les gens à qui faire confiance.  Une excellente façon de relever ce défi a été de développer l’habilité à juger de la qualité d’un argument avant d’en accepter ou d’en rejeter le contenu.

    Prenez le cas du biais de confirmation; en évoluant pour devenir des « singes argumenteurs » ce biais remplit une fonction utile:  on ne perd plus son temps à chercher des évidences qui ne supportent pas notre argument et on se concentre sur ceux qui le font.

    Une explication similaire peut être donnée à « l’effet d’attraction » - quand on fait face à diverses options, des alternatives non pertinentes peuvent affecter notre choix. Par exemple lorsque vous choisissez votre forfait de téléphonie sans fil vous serez tenté de choisir une option un peu plus chère que celle que vous envisagiez au départ, si on vous indique qu’une option encore plus chère existe. L’existence de l’option de luxe vous fournit une justification à votre décision de finalement choisir l’option du milieu. Cet effet est encore plus puissant quand on indique que vous devrez par la suite justifier votre choix publiquement!  Votre machine à raisonnement met alors son chapeau argumentatif et vous amène à prendre une décision que vous pourrez facilement  défendre plutôt que celle qui serait objectivement la meilleure pour vous. 

    On peut appliquer le même raisonnement au biais de cadrage, qui fait que l’on ne prend pas la même décision selon la façon dont la question nous est posée et le biais des coûts irrécupérables, qui nous rend réticent à abandonner les efforts déjà entrepris, les projets en cours, même quand il est plus rationnel de le faire. Dans les deux cas la théorie argumentative soutient que nous sommes plus sujets à ces biais si nous devons justifier nos choix.

    La théorie concorde aussi avec le point de vue influent de Jonathan Haidt qui a proposé que nos jugements moraux proviennent de nos réactions instinctives à des transgressions morales et non pas de raisonnements réfléchis. Nous ne tentons en fait que de justifier nos instincts et ne cherchons qu’à persuader les autres de les accepter.

    Cette vue de l’humanité peut sembler pessimiste, mais il y a définitivement un avantage à ce cerveau chicanier. Non seulement sommes nous bons à produire des arguments convaincants, mais nous sommes aussi adeptes à faire des trous dans ceux des autres. Ce qui veut dire que quand plusieurs personnes se rassemblent pour débattre ils peuvent contrebalancer les biais de raisonnement que chacun apporte à la table de discussion. Avec le résultat que la réflexion en groupe peut produire des résultats étonnamment brillants, surpassant les efforts des individus irrationnels composant le groupe.

    Qu’est-ce qui influence la performance d’un groupe.? Plusieurs études démontrent peu de corrélation entre la performance d’un groupe et le niveau d’intelligence moyen ou maximum des individus le composant. L’intelligence collective est plutôt déterminée par la façon dont le groupe argumente—les meilleurs groupes permettent à tous de participer à la conversation. Les meilleurs groupes tendent aussi à inclure plus de membres sensibles aux sentiments et humeurs des autres. Les groupes avec plus de femmes, en particulier, performent mieux; possiblement parce que celles-ci sont plus sensibles aux indices sociaux.

    De tels résultats sont exactement ce à quoi on s’attendrait d’une espèce qui a évolué non pas pour penser individuellement, mais pour argumenter en groupe. Mercier and Sperber ne croient pas cependant que cela était le bénéfice premier du cerveau argumenteur. Ils pensent plutôt que l’argumentation a évolué principalement pour améliorer la communication entre les individus, aidant les communicateurs à persuader un auditoire récalcitrant et aidant ceux qui écoutent à voir les mérites de l’information offerte par des sources en qui ils pourraient ne pas avoir confiance.  Comme effet secondaire il en résulte un meilleur raisonnement dans un contexte de groupe.  

    Tout cela n’empêche pas de voir déraper, à l’occasion, les processus de réflexion en groupe. En particulier, les groupes de gens, ayant la même vision des choses, qui se concentrent sur des sujets à forte charge émotive tendront à se pousser l’un l’autre vers des positions de plus en plus extrêmes, alors que les membres plus modérés seront ostracisés. Ce sont là des situations qui peuvent conduire au dangereux phénomène de « pensée de groupe » dans lequel toute opposition est étouffée et toute alternative est écartée, le tout résultant souvent dans des décisions désastreuses (par ex. l’escalade de la guerre du Vietnam sous Lyndon Johnson).

    Alors allez-y ,mettez vos cerveaux argumenteurs à l’œuvre dans votre environnement Quelques indices pour les meilleurs résultats: demander au groupe de se mettre en mode « discussion exploratoire » où toute idée peut être librement exprimée et critiquée; assurer au départ que le groupe a l’objectif clairement énoncé de trouver un accord, même si celui-ci demeure évasif.

     

     

     

     

     

     

     

     

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